En créant une réserve naturelle au coeur des bois du Jorat, Lausanne entend favoriser la biodiversité et l’économie locale. Ce projet, qui a suscité des réticences, notamment de la part des communes voisines du massif forestier, pourrait voir le jour dès 2021.

L’idée de créer dans les bois du Jorat un parc naturel périurbain, le premier de Suisse romande et le deuxième du pays après celui de Zurich, a d’abord pour but, comme l’explique la cheffe de projet, l’ethnologue Sophie Chanel, de trouver un équilibre entre les différentes fonctions de la forêt. «On ne parle pas d’une forêt vierge, il faut prendre en compte la vie pratique du lieu, l’utilisation que les gens en font. La question des usages est centrale.» Évidemment, la forêt du Jorat n’est pas la taïga sibérienne, elle qui s’aventure jusqu’aux portes de Lausanne.

Cette notion de parc naturel périurbain cache des contraintes, des exigences, mais aussi des justifications propres, comme l’indique Natacha Litzistorf, la municipale lausannoise en charge du dossier: «Les espaces verts situés aux portes des villes vont être de plus en plus sujets à la pression démographique. L’instrument du parc nous permet d’anticiper, d’organiser les choses.»

La crainte d’une atteinte aux libertés

Un enjeu qui n’a pas toujours été bien compris, notamment par les communes avoisinantes ayant finalement renoncé à être partie prenante. «Le but n’est pas d’attirer encore plus de monde: indépendamment du parc, les gens vont venir de toute façon, de plus en plus nombreux, on l’a bien vu pendant la période du confinement. Les bassins de récréation naturels aux portes de la ville, il n’y en a pas énormément. Le parc aura comme mission de gérer cette situation.»

Natacha Litzistorf dit respecter les réticences que le projet a pu susciter. «Cela part d’un sentiment très profond qu’avec ce parc on allait attenter aux libertés individuelles des usagers. Qu’on ne les laisserait plus aller là où ils ont envie. Qu’on leur interdirait de sortir des chemins balisés. Peu importe s’ils y vont très peu souvent et si la plupart du temps ils ne sortent pas des chemins alors qu’aujourd’hui c’est encore autorisé, mais c’est l’idée même de l’interdiction qui rebute.»

Une idée sans trop de fondement selon la municipale: «Parmi les utilisateurs de la forêt, les marcheurs, les coureurs, les promeneurs de chiens, les vététistes, tous pourront continuer à emprunter les parcours qu’ils utilisent aujourd’hui.» Finalement, une seule catégorie pourrait être impactée, le champignonneur du dimanche. S’il a son petit coin dans la zone centrale, il ne pourra plus y accéder. Une situation qui fera quand même, à l’inverse, quelques heureux: «Les mycologues sont très contents, ils vont pouvoir observer dans la durée, sur une zone qui ne sera plus exploitée ni piétinée, comment cela évolue dans le temps.»

Le projet d’une vie

Sophie Chanel a rencontré également les chasseurs. «Je suis même allée une fois chasser avec eux. Aujourd’hui le périmètre du parc est ouvert à la chasse, mais une réserve de faune fermée à la chasse se situe plus à l’est de la route de Berne. Le but sera de déplacer le périmètre de la réserve de faune sur celui du parc naturel pour ne pas augmenter la surface interdite à la chasse.»

Sophie Chanel explique aussi que la composition de la forêt au départ était plutôt favorable à la création d’un parc naturel, la Ville de Lausanne pratiquant depuis plusieurs années une sylviculture dite «proche de la nature», c’est-à-dire qui favorise la diversité des peuplements. «On est plus proche de l’état naturel que si on était dans une parcelle uniquement vouée à la production et en monoculture.»

Pour autant, un déficit a été observé au niveau des espèces, notamment celles liées au bois mort. «Ne plus exploiter le bois dans la zone centrale, c’est favoriser notamment les batraciens et les insectes. La création de la réserve dans ce sens-là sera bénéfique pour la biodiversité du massif, avec des effets au niveau régional et suprarégional.»

Natacha Litzistorf complète: «Ces îlots de sénescence, ce bois ancien qui s’accumule au même endroit, ont déjà montré, ailleurs, que cela portait ses fruits en matière de biodiversité, qui doit être le point fort d’un parc naturel périurbain comme celui-ci.» À la grande satisfaction, semble-t-il, des scientifiques. «L’un d’entre eux nous a dit que, pour un biologiste, des projets comme ça, il n’y en a qu’un par vie.»

L’équipe du parc, qui se compose de trois personnes, dont Sophie Chanel, est déjà au travail, même si la date prévue pour l’obtention du label «Parc d’importance nationale» délivré par la Confédération est prévue pour 2021. «Certains éléments du projet sont déjà mis en oeuvre. Si le travail s’est focalisé pour l’essentiel sur l’enjeu majeur de la biodiversité, plusieurs actions de sensibilisation à l’environnement ont été conduites», raconte Natacha Litzistorf. «L’an passé, plus de 1300 enfants sont venus dans le parc pour participer à des animations en forêt. Les familles se retrouvent bien dans cette offre. C’est aussi une manière de donner envie et de montrer le potentiel de ce projet.»

Un potentiel censé profiter à l’économie locale. «Nous entendons profiter du parc pour valoriser les produits locaux liés aux bois du Jorat et livrés par les fermiers présents sur les territoires alentour. On voit bien qu’après cette crise sanitaire, la question de savoir ce que l’on consomme prend encore plus d’acuité.»

Reste que, parmi les opposants au parc, figurent les acteurs de la filière du bois, guère ravis devant une interdiction d’exploitation qui va toucher 10% de la forêt du massif joratois. Natacha Litzistorf se veut rassurante: «Un des axes de travail sera la valorisation de cette filière qui, sinon, n’est pas tellement soutenue. Nous allons essayer de réunir tous les acteurs, tous les maillons de la chaîne qui jusqu’ici ne collaboraient pas entre eux. Ce sera une sacrée valeur ajoutée, même si évidemment il n’y aura pas d’exploitation dans la zone centrale.»

La municipale promet aussi des soutiens indirects. «La Ville de Lausanne encourage déjà le bois dans la construction. Il n’est pas logique de construire avec des matériaux qui viennent du bout du monde alors qu’il existe une matière première aux abords de la ville. Après, il s’agira de trouver un juste équilibre, de ne pas surexploiter et de retomber dans un autre travers.»

Un paradis pour le hêtre

Quant à l’autre parc périurbain de Suisse, celui de Zurich, Sophie Chanel explique que l’exemple n’est pas tout à fait transposable. «La forêt là-bas n’est pas aussi proche de la ville qu’à Lausanne et la zone centrale est topographiquement différente puisque située sur un coteau assez pentu, plutôt difficile d’accès. Les structures d’accueil installées dans la zone de transition invitent d’ailleurs plutôt à ne pas aller plus loin.» Alors que dans le parc du Jorat, cette même zone de transition ferait plutôt office de tampon entre la zone préservée et le reste de la forêt proprement dit.

Une question à ce propos taraude déjà, paraît-il, les futurs usagers: comment être sûr que l’on ne se trouve pas dans la zone centrale sujette à plusieurs restrictions et interdictions? «Dans les peuplements forestiers, une signalétique sera mise en place directement sur les arbres. Elle sera complétée par des panneaux aux entrées de la zone centrale et le long des cheminements. Et à terme un poste de ranger du parc sera créé», répond Natacha Litzistorf. Tout en rappelant que la zone protégée sera surtout «un terrain de jeu fabuleux pour les académies scientifiques avec lesquels nous collaborons déjà, les universités et les hautes écoles».

Sophie Chanel enfin insiste sur la spécificité du lieu: «À l’origine, c’est une hêtraie, même si l’épicéa a été introduit pour l’exploitation. Mine de rien, nous allons créer l’une des plus grandes réserves d’Europe pour le hêtre.»

Laurent Nicolet

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